•   Kurt Snoekx (BE)

  • La vie, non censurée

  • Introduction livre memymom de Lisa De Boeck & Marilène Coolens

  • Publié by Ludion

  • septembre 2018

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Sans vie, l’art ne peut respirer, mais sans l’art, la vie est réduite au silence. L’une sans l’autre est muette. C’est depuis les profondeurs abyssales de ce lien intime que memymom trace des histoires, titille l’imagination et crée un univers merveilleux où les ongles s’aggripent théâtralement à la réalité.

memymom, nom derrière lequel opère depuis 2004 le collectif d’artistes formé par une mère et sa fille, Marilène Coolens (1953) et Lisa De Boeck (1985), s’ancre dans un passé commun qui a pris la forme de souvenirs visuels d’une vie imaginée, dramatisée. Des archives familiales intimes constituées de photos argentiques prises entre 1990 et 2003 se sont transformées en 2013 en un projet artistique, intitulé The Umbilical Vein. Les images, sincères, se développent sur le mode du jeu : séances de déguisement, visions oniriques et angoissantes du futur montrant l’enfant en adulte, faisant aisément vrombir l’imagination. Catwoman Uncensored présente Lisa De Boeck à neuf ans, se léchant dans un costume de super-héroïne fait maison; The Misfit la montre à onze ans en déphasage littéral et figuré avec elle-même, sa génération et les attentes d’une société qui a oublié ce que signifie s’amuser; The Junkie High on Love en est la suite logique.

Ce sont des images sensibles, qui confrontent aussi inévitablement chacun à son propre regard. Des rêves de jeunes enfants (“dreaming of a cleavage” ou un futur en tant que “overambitious” First Lady) qui, dans l'espace intime où ils sont nés originellement, sans prétention ou ambition artistique, restent dans le juste contexte, mais qui, rendus publics, sont livrés aux pensées troublées et à l'esprit du temps d'un monde qui doute. Exposé aux regards extérieurs, The Umbilical Vein devient un hommage aux jeux et à la créativité des enfants – Lisa De Boeck avait cinq ans quand ont commencé ces séances photo spontanées –, au pouvoir de l’expression et à la résilience de l’imagination, mais aussi à un mari et père tant aimé qui leur a été enlevé en 2002. La mort de Jo De Boeck a conduit à l’arrêt de leur projet commun (dans lequel les frères de Lisa étaient initialement également impliqués), mais aussi à sa résurgence plusieurs années plus tard. Comme un voile de beauté drapant la brutalité de la vie (et de la mort), un monument vivant, aux strates multiples, construit pour honorer la foi de cet homme en la qualité artistique et la puissance de ce qui était essentiellement des tableaux de famille. 

La reprise du jeu entre mère et fille en 2010 – rendue seulement possible par la confiance inconditionnelle qu’elles ont l’une en l’autre – a abouti à The Digital Decade, nom collectif des photos et séries réalisés jusqu’en 2015. Il s’agit de projets photo et vidéo comme The Baby Blues (un retour métaphorique à The Umbilical Vein, une parodie du gimmick, selon l’idée qu’un artiste répète toujours la même chose), La Gloire Fanée (un jeu avec le temps fictif dans lequel Lisa De Boeck prend les apparences d’un enfant star devenu grand), ou Whodunnit (une série d’images polysémiques qui déplace l’énigme du meurtrier (Who has done it?) à l’être (Who am I? Ou: who are you?), attaché, indépendant, enraciné, luttant). Ce sont des projets où, au cœur de mises en scène bluffantes, l’art et la vie s’enchevêtrent intimement, où la réalité brille paradoxalement à travers tous les rôles joués parce qu’ils ont reçu le temps nécessaire pour que l’image se place sur cette frontière palpitante. 

La mise en scène est un autre élément qui contribue à l’époustouflante beauté du travail que mène memymom. On voit leurs images se dérouler comme si elles étaient de véritables scènes de théâtre ou d’opéra. La photo contient parfois tant de symbolique et d’expressivité intime qu’elle vous serre la gorge. Un être humain est plus qu’une seule émotion, plus qu’une seule histoire. Le fait que Lisa De Boeck peuple parfois la même image sous différentes apparences (comme dans Whodunnit) est lié au penchant de memymom pour la narrativité. Plutôt que de réaliser une série, le duo veut imprégner une seule photographie de toute une histoire. Comme des arrêts sur image, des fragments figés de ce qui s’est passé hors champ ou va encore se produire. Ceci rend nécessairement chaque détail important. Le regard qui, le plus souvent, évite l’objectif. La peau qui se présente sans crainte comme le seul élément constant à travers toutes les métamorphoses, tous les rôles, toutes les histoires. Ou des détails comme les arrière-plans (presque chaque pièce de chaque étage de leur maison à Molenbeek) et les costumes (souvent des carcans ou des corsets, des vêtements qui enserrent, restreignent et que Marilène Coolens réalise elle-même dans sa pièce à couture ou qu’elles vont chercher ensemble au marché aux puces de la place du Jeu de Balle).

Le côté ludique de leurs images ne disparaît pas après The Umbilical Vein – au contraire – mais se mêle à une gravité certaine, la conscience de leur dimension publique, l’urgence de raconter des histoires et de toucher les gens, et le fait de savoir que cela n’est possible que si la démarche est pure. Cela exige de la flexibilité et l’acceptation de se mettre soi-même en jeu. Parce que le geste reste massivement intime et la relation évolue. Marilène Coolens est photographiée par sa fille Lisa De Boeck à présent adulte, souvent de dos, couverte d’un voile ou masquée; toutes deux font des auto-portraits... La réciprocité du développement très naturel de leur relation mutuelle aboutit à des tableaux vibrants, qui s’égarent occasionnellement hors des frontières de la mise en scène et – fidèles aux racines de leur projet commun – sont capturés spontanément. Purs.

C’est précisément cette volonté de se livrer elles-mêmes complètement à leur projet, avec une totale conviction et une foi en ce qu’elles sont en train de faire, qui ajoute une dimension à ce que bourgeonnait déjà dans The Digital Decade et passe à l’avant-plan dans la nouvelle série de memymom, Somewhere Under the Rainbow. La pensée en apparence paradoxale que pour accomplir quelque chose qui vous transcende, il faut exposer toujours plus de vous-même, au-delà des limites du confortable. 

L’art – né d’une histoire si intime et unique – qui colle tant ainsi à la vie se rend aussi vulnérable aux caprices de l’existence : les chemins individuels de Marilène Coolens et Lisa De Boeck se sont séparés à cause d’un déménagement. Toutes deux ont continué à travailler de leur côté, se stimulant, s’encourageant mutuellement. Mais chassez le naturel, il revient au galop. Cela a conduit à une union renouvelée des forces et à un voyage sur la terre promise qu’elles avaient si souvent convoquée autrefois. Comme dans un palais des glaces, les images surgissent de paysages lunaires des États-Unis, inhospitaliers mais imposants, cabanes décrépites au bord d’une mine d’or exsangue, petits motels, longs couloirs d’hôtel, villas de célébrités, plages débordantes de nostalgie... et une Escape from Vegas, un récit qui refuse de se mettre à l’abri du soleil couchant. 

C’est dans cette image que rayonne toute l’éloquence de Somewhere Under the Rainbow : une femme en bas résille, courte jupe noire et portant des oreilles de Minnie, est couchée le long d’une autoroute sinuant dans un paysage roussi. Que s’est-il passé et comment s’est-elle retrouvée là, nous ne le savons pas. Et pourtant il se dégage de ce personnage une force indicible. Épuisée mais aussi combative. Faisant indubitablement le compte de ce qu’elle a perdu, mais avec l’indépendance comme gain. Une image – têtue, déterminée – comme une sonnerie de réveil qui vous tire d’un séduisant mirage. L’homme et son reflet tremblant.

Somewhere Under the Rainbow crée des rides à la surface de l’eau. Des ondulations qui s’étendent doucement jusqu’à embrasser l’humanité dans son ensemble et évoquer un certain sens universel : l’être humain comme une île, parfois indomptable mais aspirant à toucher tout ce qui peut se trouver au-delà des frontières qu’il garde lui-même. Nous sommes tous à la fois une vérité inévitable et un mensonge transparent mais tout aussi inévitable. L’antidote que nous administrons au doute qui en résulte est une affirmation obstinée au monde de ce qui ou ce que nous sommes (nous aurions voulu être) comme dans To Force the Light Upon Yourself (de The Digital Decade).

Le travail de memymom est puissant parce que, en toute ambiguïté, il ne dissimule rien. Toutes les images contiennent le théâtre et le monde, la représentation et l’identité, la mascarade et le dévoilement – comme une étoffe couvrant la réalité. Mais elles ne cachent rien du monde. Justement en couvrant et en dissimulant, elles mettent en évidence qu’il y a quelque chose à voir, comme dans The Pig-Faced Lady ou Lampekap. Somewhere under the rainbow, derrière les rêves d’argent (Eating Pennies), de gloire, de pouvoir et la culture de la consommation (Eating a Can of Coke) se trouve tout un monde. Un monde où les attentes peuvent peser trop lourd, où le je réclamant si fort son accomplissement ne parvient plus à se souvenir du contexte dans lequel il est venu au monde et où les blessures ont besoin de temps pour guérir.

Un monde dans les coulisses, derrière la scène qui est Under Constant Construction – comme s’appelle la magnifique image offrant un regard unique dans l’acte de mise en scène lui-même. Cette « monstration » constitue le noyau somptueux de ce que memymom a réalisé pendant toutes ces années. Un noyau qui germe dans l’amour inconditionnel qu’elles éprouvent l’une pour l’autre et qui transforme le pouvoir que cela leur donne en un acte subversif. Parce qu’il y a une incontestable rébellion dans la manière dont Marilène Coolens et Lisa De Boeck s’exposent elles-mêmes, balançant le corset ou l’uniforme. C’est incontrôlé, à couper le souffle, irrésistible et aussi incroyablement fragile. Mais c’est justement dans cette vulnérabilité et cette ouverture que réside un pouvoir indestructible. Comme un souffle sur la peau, une vérité nue qui tombe des lèvres. Le pouvoir de désarmer et de résister. 

C’est cette force qui fait que cet enfant épiant espièglement entre les rideaux la scène que sa mère a confectionnée avec amour (Nothing Is What It Seems) a pu devenir une femme qui adresse hardiment un regard nu à l’objectif de sa moitié artistique (Agnès). Voilà ce que nous sommes ? Et vous, qui êtes-vous ?